« De toutes les entreprises de dévastation de notre temps, le tourisme est la plus encensée. Tandis que sa conquête se poursuit à marche forcée, l'industrie touristique et ses innombrables prédateurs appointés (tours-opérateurs, hôteliers de loisirs, directeurs et rédacteurs de guides, etc.) ont inventé de se protéger de toute critique en montant en épingle ce mouton noir, ce monstre, cet ogre hideux et providentiel qu'on appelle le
tourisme sexuel. Et plus celui-ci sera chargé de péchés, plus le tourisme “normal” apparaîtra innocent. Il passera même pour l'incarnation de la conscience éthique. En d'autres termes, le tourisme sexuel est un salaud utile : il sert à blanchir le cauchemar du tourisme
normal et à légitimer ses vastes exactions. Les petits ou grands tartuffes du “voyage respectueux de l'autre” ou du “tourisme responsable” ont besoin de ce suppôt de Satan modernisé pour retourner leurs destructions en exploits humanitaires. Comme le déclarait il n'y a pas si longtemps un orfèvre en la matière, le directeur des
Guides du Routard, “la seule chose qui se vend bien c'est la morale, et il faut aller très loin là-dedans”.
« Le nouveau roman de Houellebecq,
Plateforme, dont l'intrigue se développe précisément dans le milieu de l'industrie du loisir, va très loin de l'autre côté. (...) S'il y a bien un scandale dans ce roman, celui-ci consiste à faire avouer au tourisme, transformation brutale du globe terrestre en marchandise, l'obscur secret que ses entrepreneurs camouflent sous les balivernes d'une vertu d'emprunt : toute forme de tourisme est sexuelle et tous les corps exotiques sont des marchandises parce que le tourisme est par définition occidental et que l'Occident contemporain agonise dans un épuisement libidinal absolu. Les Occidentaux, comme dit le narrateur du livre, n'arrivent plus à coucher ensemble. Leurs femmes seraient même incapables d'être des prostituées thaïes. Elles ne leur arrivent pas à la cheville. L'Occidental, explique-t-il encore, a de l'argent mais plus aucune satisfaction sexuelle. Dans d'autres pays, en revanche, vivent des milliards d'individus qui n'ont à vendre “que leur corps et leur sexualité intacte”. (...)
« Dans ces conditions, l'appel au “tourisme respectueux” et aux “voyages éthiques”, ainsi que la guerre contre le tourisme sexuel, ne sont même pas les marques d'un néo-puritanisme : ce sont des volontés délibérées de mettre en place une
fausse conscience destinée à promouvoir l'identification de l'industrie touristique avec les plus hautes exigences de la morale afin de cacher que cette industrie est par définition coupable. Cette fausse conscience a une autre fonction, solidaire de la première. Elle permet de masquer ce que le roman de Houellebecq dévoile : l'agonie de l'homme européen. Le symptôme le plus sûr de cette agonie réside dans une de ses activités les plus encouragées : le voyage. L'homme européen souhaite voyager. On a réussi à le persuader qu'il veut voyager. Il n'a d'ailleurs pas le choix : en Occident, comme le dit le héros de Houellebecq, il fait froid, la prostitution est de mauvaise qualité, il est devenu impossible d'y fumer en public et d'y acheter des médicaments ou des drogues. Pour de multiples raisons la vie a fui l'Occident. Et le processus est irréversible : on ne change pas un continent qui perd, on ne peut qu'essayer de le quitter. »
Philippe Muray,
Exorcismes spirituels III, Les Belles Lettres, p. 72 - 73.
Et puis, pour rire un peu (jaune), terminons sur une citation du monsieur :
"- La littérature sert-elle encore à quelque chose ?
- Oui. À nous d'un dégoûter d'un monde qu'on n'arrête pas de nous présenter comme désirable."