Monday, April 18, 2005 :::
#KulturbooK#
La couverture, tout à la fois superbe et terrifiante.
Je vous avais promis un peu plus bas de vous parler de ce bouquin, mais j’avoue que les mots me manquent pour décrire un tel essai. L’auteur, Svetlana Alexievitch, est journaliste et écrivain. Pendant des années elle a sillonné la Biélorussie, le pays le plus gravement touché par la catastrophe de Tchernobyl, pour recueillir les témoignages et les souvenirs des survivants. Soldats, scientifiques, politiciens mais aussi ouvriers, paysans ou enfants, à eux tous ils nous plongent dans la dimension humaine de la plus grande catastrophe technologique du XXème siècle. Svetlana Alexievitch est aujourd’hui contaminée.
J’ai l’habitude, quand je lis un bouquin, de noter dans un carnet les phrases les plus marquantes, du moins celles qui me touchent le plus profondément. Avec La Supplication, j’ai abandonné l’idée : Il y en a trop, le livre lui-même est poignant. Voilà quand même quelques passages qui peuvent vous donner une idée de l’impact que peut avoir un tel ouvrage :
« Je l’ai accompagné jusqu’au cercueil. Il était revêtu de sa grande tenue, la casquette posée sur sa poitrine. On n’avait pas pu le chausser car personne n’avait pu trouver de chaussures à sa taille : ses pieds étaient trop gonflés… Il avait fallu également couper l’uniforme, car il était impossible de le lui enfiler, il n’avait plus de corps solide… Il n’était plus qu’une énorme plaie… Les deux derniers jours, à l’hôpital… Je lui ai soulevé le bras et l’os a bougé, car la chair s’en était détachée… Des morceaux de poumons, de foie lui sortait par la bouche… Il s’étouffait avec ses propres organes internes… J’enroulais ma main dans une bande et la lui mettais dans la bouche pour en extraire ces choses… On ne peut pas raconter cela ! On ne peut pas l’écrire ! Et c’était tellement proche… Tellement aimé… »
« Nous sommes entrés… Une pancarte annonçait « Zone interdite ». Je ne suis pas allé à la guerre, mais j’avais le sentiment de quelque chose de connu… C’était quelque part dans ma mémoire. Impossible de dire d’où cela venait, mais c’était lié à la mort. »
« Ma mère travaillait à l’état major de la défense civile de la ville. Elle a été l’une des premières à apprendre ce qui s’était passé. Tous les appareils ont convenablement fonctionné. Selon les instructions accrochées dans chaque bureau, il fallait immédiatement informer la population et distribuer des masques et tout le reste. Ils ont ouvert les entrepôts secrets, mais tout ce qui s’y trouvait était dans un triste état, hors d’usage. Dans les écoles, les masques à gaz dataient d’avant la guerre et les tailles ne convenaient pas aux enfants. Les aiguilles des appareils enregistreurs restaient bloquées au maximum, mais personne ne comprenait rien. La situation était dantesque. Alors ils ont simplement débranché les compteurs. Si la guerre avait commencé, il y aurait eu des instructions, on aurait su ce qu’il fallait faire. Mais là… »
« Lorsque je suis rentré d’Afghanistan, je savais que j’allais vivre. Mais Tchernobyl c’était le contraire : cela ne tuerait qu’après notre départ… »
« On racontait des blagues sans arrêt. En voilà une : on envoie un robot américain sur le toit du réacteur. Il fonctionne cinq minutes. On envoie un robot japonais. Il fonctionne cinq minutes. On envoie un robot russe. Il fonctionne pendant deux heures. Il avait reçu un ordre par radio : « Soldat Ivanov, dans deux heures vous pourrez descendre pour fumer une cigarette. » »
« J’étais à l’hôpital. J’avais tellement mal… Je demandais à maman : « Maman je ne peux plus le supporter. Tue-moi plutôt. » »
« La mort tout autour oblige à réfléchir beaucoup. J’enseigne la littérature russe à des enfants qui ne ressemblent pas à ceux qui fréquentaient ma classe, il y a dix ans. Ils vont continuellement à des enterrements. On enterre aussi des maisons et des arbres… Il n’y a pas si longtemps, à leur âge, ils voulaient savoir comment naissent les bébés. Maintenant ils s’inquiètent de savoir ce qui se passerait après une guerre atomique. Ils n’aiment plus les œuvres classiques : je leur récite du Pouchkine et ils me regardent avec des yeux froids, détachés. Un autre monde les entoure… Ils lisent de la science-fiction. On ne peut ni les étonner, ni les rendre heureux. Ils sont toujours somnolents, fatigués. Ils sont pâles, et même gris. Ils ne jouent pas, ne s’amusent pas. Et ils grandissent si lentement. Ils ne peuvent avoir peur de la mort de la même manière que les adultes… Elle les excite comme quelque chose de fantastique. Une jeune femme enceinte est morte soudain, sans cause apparente. Une petite fille de onze ans s’est pendue. Sans raison. Une petite fille… Quoiqu’il arrive ici, c’est de la faute de Tchernobyl. »
Il y a 250 pages de tels témoignages, bouleversants. A lire de toute urgence.Labels: Kulturbook
::: posted by Tranxenne at 4:30 PM

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