Wednesday, June 23, 2004 :::
"Au début il n’y avait rien. C’est-à-dire que tout était blanc. On ne distinguait rien d’autre qu’un vaste océan immaculé, englobant tout. Un paysage complètement uniforme où la notion de sens n’avait aucune réalité. L’horizon avait disparu, ou bien n’avait pas encore était créé. Le ciel et la Terre portaient la même teinte absente, ou bien inexistante. Il n’y avait rien d’autre qu’eux, ils se fondaient l’un dans l’autre et se reflétaient comme deux miroirs entre lesquels rien n’existait, réfléchissant le vide à l’infini. Pas un seul arbre sur la plaine recouverte de neige, pas une percée de ciel bleu dans l’étouffant manteau de nuages gorgés de flocons en suspens. Entre les deux, le vent qui sifflait, le vent qui portait les milliers de gouttes blanches suspendues dans l’air, passant d’un miroir à l’autre, indécises, hésitantes, changeant brusquement d’avis selon que le vent leur soufflait ci ou ça, allant à l’encontre de leur propre penchant, et puis revenant sur leurs pas, ne sachant pas s’il fallait monter ou descendre, si ces mots avaient une signification, si ce choix en était un. Quelle importance cela avait-il ? Les deux univers étaient identiques. Parfaitement similaires ils eussent été symétriques si l’on avait pu distinguer l’un de l’autre, mais ce n’était pas le cas. L’espace entre les deux mondes était trop saturé de flocons blancs, parcelles d’univers détachées de leur enveloppe, atomes séparés les uns des autres, cristallisés sur leur originalité, uniques représentants d’eux-mêmes et de leur route, de leurs doutes et de leurs errances, portés par le vent mais intrinsèquement convaincus qu’ils se mouvaient d’eux-mêmes et dans la direction qu’ils avaient choisi. Quel que soit le parcours de chacun de ces flocons, quel que soit sa forme et son destin le résultat serait le même et la décision ne leur appartenait pas. Malgré les hauts et les bas, malgré les différences, les divergences et les distances, tous se refondraient tôt ou tard en une seule entité, tous s’accrocheraient à la même fin, tous s’immergeraient avec sollicitude dans ce qui s’apparentait le plus pour eux à la mort : une dimension plane, blanche et froide composée de leurs propres êtres mêlés, strictement identique à celle qu’ils venaient, un instant auparavant, de quitter. C’est ce qu’entre eux ils appelaient vie, ce qui les faisait croire important, cet état intermédiaire entre deux univers où ils se retrouvaient dissociés les uns des autres. Leur seule fierté était cette illusion d’indépendance provoquée par la course du vent. Leur individualité était source de tout leur orgueil et, battus par les bourrasques glacées, ils s’inventaient toutes sortes de justifications à leurs errements, leur ascension comme leur déclin, persuadés que leur itinéraire, leurs sautes d’humeur et jusqu’à leurs impressions étaient conséquences de ce qu’ils appelaient leur personnalité, considérée par eux comme sacrée et irrépréhensible. Leur imperfection étant cela même qu’ils révéraient comme leur vraie nature, ils ne pouvaient réaliser l’omnipotence du vent sur leurs existences non plus que leur fatale condition de chute et d’entropie, car le blizzard qui balayait l’espace se moquait bien de connaître les insignifiantes dissemblances existant entre les flocons de neige. Il les entraînait, les éparpillait, les faisait tourner sur eux-mêmes, tourbillonner ensemble dans d’impétueux ballets de sa composition. Il leur faisait parcourir des kilomètres, les élevait jusqu’aux nuages ou bien les plombait au sol, dardait sur eux ses rires glacials, offrait à d’autres son froid soutien, et puis se désintéressait, jetait bas ceux qu’il avait porté, en relevait d’autres qui n’avaient connu que la chute, poussait de longs soupirs d’encouragement ou exhalait sur eux son mépris avec la froide désinvolture propre aux démiurges par trop irréfléchis. Enfin, il les plaquait au sol, les intégrait à l’épaisse couche de neige gelée, les désincarnait et les restituait au cœur de leur univers. Les flocons hurlaient, ils ne comprenaient pas. Le drame qui se déroulait au milieu de ce monde vierge et tumultueux restait invisible car les protagonistes se cachaient derrière un rideau blanc, et il n’y avait pas d’yeux pour voir la scène. Il n’y avait que le vent et la neige, la neige et puis le vent, deux amants étourdis s’embrassant avec force et oubli. Leur étreinte était si forte qu’elle interdisait toute intrusion, tout regard, à fortiori tout jugement. Toute tentative d’ingérence dans ce maelström blanc était immédiatement sanctionnée, et la sentence exécutée, sans appel, par un impassible bourreau sans visage, sans cœur, sans même une envie. Un tortionnaire qui portait le nom même de son arme et dont l’existence était circonscrite au mal qu’il infligeait."
::: posted by Tranxenne at 1:43 PM

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